Mme B., 42 ans, d’origine franco-algérienne, est mariée, a deux enfants de 7 et 12 ans. Elle est suivie pour un cancer colique avec métastases hépatiques depuis 6 mois. Après une chirurgie du colon, d’exérèse des métastases du foie, et une chimiothérapie, Mme B. consulte une deuxième équipe, car elle souhaite faire une pause thérapeutique, et est en rupture de dialogue avec son équipe oncologique actuelle.
Nous consentons à l’accompagner et à interrompre temporairement son traitement de chimiothérapie pendant trois mois, la maladie n’étant plus visible sur les imageries de contrôle, en acceptant le risque lié à l’arrêt du traitement.
Au bout de trois mois, Mme B. vient en consultation et nous annonce qu’elle est enceinte de 6 semaines.
Pour Mme B. le risque de survenue de nouvelles métastases au foie, en l’absence de chimiothérapie, est important. Leur survenue nécessiterait alors potentiellement d’autres chimiothérapies lourdes, voir des traitements locaux du foie, n’étant pas compatibles avec la survie de l’embryon et du futur fœtus pendant cette grossesse. Sans traitement de métastases hépatiques évolutives chez la mère, sa situation s’aggraverait, et potentiellement, ni elle, ni l’enfant, n’iraient au bout de la grossesse des 9 mois.
Pour l’enfant, les potentielles traitements de la maladie maternelle, ne lui permettraient pas de survivre, le risque de provoquer un accouchement grandement prématuré est majeur.
Au regard de ces éléments, nous proposons à Mme B. une interruption thérapeutique de grossesse. Cela sécuriserait sa surveillance médicale et éviterait de porter atteinte à la vie de la mère et de l’embryon futur fœtus en même temps, selon de fortes probabilités.
Nous en faisons part à Mme B., à son époux, ainsi qu’à son gynécologue.
L’époux de Mme B. accepte l’interruption thérapeutique de grossesse, manifestant l’absence d’envie de prendre de risques pour la vie de sa femme ; son gynécologue obstétricien est d’accord.
Mme B. est sidérée, après quatre jours de réflexions, elle vient nous dire qu’elle « gardera son bébé ».
Afin de respecter son choix, et de préserver la meilleure relation avec Mme B., malgré notre désaccord, nous choisissons de l’encadrer humainement, et d’espérer avec elle que sa maladie ne resurgisse pas (trop tôt), afin de ne pas nuire à sa vie et celle de son enfant à venir…
La décision de proposer une interruption thérapeutique de grossesse a été prise de façon réfléchie, en toute connaissance de cause.
La décision a été motivée par des éléments objectifs (gravité de la maladie, risque élevé de rechute à court terme, tératogénicité des traitements anticancéreux), et subjectifs (appréciation d’une probable rechute précoce avant le terme de la grossesse).
L’objectif de ne pas porter atteinte à la vie de la mère a été autant l’enjeu que celui de ne pas porter atteinte à la vie d’un futur fœtus (qui était embryonnaire).
La décision a été prise après analyse, délibération, qui ont entrainé un choix.
« Il faut courageusement s’attarder à rechercher le moindre mal » disait Paul Ricoeur.
Le sentiment du devoir médical nous a guidé, malgré les incertitudes en termes de prédiction de rechute de métastases et leurs conséquences, et quand bien même la décision mettrait un terme à la vie d’un futur fœtus.
Mme B. est arrivée au bout de sa grossesse, à terme, elle a donné naissance à une petite fille qui se porte bien. Deux mois après l’accouchement, son bilan ne montrait toujours pas de rechute métastatique, nous avons convenu de poursuivre la surveillance étroite et régulière. Son mari, elle, et ses trois enfants vivent au mieux pour le moment.
La décision était difficile à prendre au regard des inconnus concernant l’évolution de la maladie de Mme B., mais surtout des enjeux de celle-ci, en-terme d’interruption de grossesse. Avoir choisi de préserver potentiellement la vie de la mère, plutôt que celle du futur enfant à venir, qui n’aurait probablement pas survécu à une rechute de la maladie de sa mère, était complexe. Le conflit des devoirs de préserver la vie de la mère et du futur fœtus était grand.
L’impression et le ressenti médical après l’accouchement de Mme B. nous pose question et génère de l’amertume quant à la décision passée et assumée.
Hormis prendre conscience de l’exacte imprécision de nos décisions médicales, qui est un devoir éthique, nous n’y pouvons pas grand-chose, et devons vivre avec ce ressenti négatif.
Considérer que la vérité médicale n’est pas la vérité humaine, et que la prise de conscience se fait souvent par paliers, nous a aidé à ne pas rompre avec Mme B. et l’accompagner.
Notre expérience nous égare souvent autant qu’elle nous sert. La confiance en nos croyances est corrélée à notre incapacité à admettre notre ignorance et nos incertitudes.
A une époque où l’on considère que la médecine est une succession d’actes, il est utile de se rendre compte de l’impact même tardif de chaque acte, pour les soignants…